Einstein on the beach, 36 ans après

Faisant partie des chanceux ayant découvert le célèbre opéra de Robert Wilson et Philip Glass à sa création en juillet 1976 au Festival d’Avignon, j’ai proposé à la revue Agôn (qui a publié un dossier  autour de Einstein on the beach au moment où il est recréé à l’Opéra de Montpellier)un texte, ou plutôt une suite ouverte (encore inachevée) de fragments autour de souvenirs liés à cette expérience initiatique.

 

Retour sur une plage après 36 ans

Que reste-t-il d’un spectacle après 35 ans ? Peu de choses en général : le souvenir de certaines représentations s’évapore parfois dans les jours qui suivent… A cet égard, Einstein on the beach, découvert lors de sa création au Festival d’Avignon à 18 ans fait partie incontestablement des moments fondateurs, décisifs dans ma vie de spectateur, de cette sorte particulière de spectacles qui vous font décider entre 15 et 20 ans que votre métier sera en rapport avec ça. Souvenir maintenu et entretenu aussi par l’écoute de la musique, un coffret de 3 disques (disques vinyls, on est à la fin des année 70 !) qui fixera pour toujours les images et les émotions liées à la musique de Philip Glass et aux paroles dites par les comédiens (oui, paroles, ni « texte » ni « livret »). Einstein on the beach, forever. Se rappeler cet opéra c’et aussi énumérer une quantité étonnante de « premières fois » dans une vie.

 

Le titre d’abord

Oui, Einstein on the beach. Découvert sur le programme du Festival d’Avignon 1976, le titre amuse, intrigue, enchante par son côté saugrenu et surréaliste. Pourquoi le célèbre savant sur la plage ? Einstein on the beach, et pourquoi pas Freud au zoo, ou Emmanuel Kant au manège ? Les précédents spectacles de Robert Wilson avaient des titres en formes de rébus ou d’aphorismes dadaïstes,  Le Regard du sourd, La lettre à la Reine Victoria, alors, va pour Einstein sur la plage. Une fois le spectacle vu, le titre devient une évidence, une réalité : celle de cet opéra, de cette musique, il est le nom donné à cette émotion, et alors on ne se pose plus de question. Trente ans après, on est quand même repris par un doute : et si c’était une photo qui était à l’origine de ce titre, et s’il existait quand même une image représentant l’homme de science aux bains de mer ? Si on interroge son moteur de recherche préféré, on obtient à perte de vue des photos de Robert Wilson et de Philip Glass, des images du spectacle et des pochettes du CD de l’opéra. Comment trouver alors cette photo, si elle existe ? Par une petite ruse : celle de la traduction. Google image, dis moi s’il existe la photo recherchée quand je tape « Einstein à la plage  Einstein am Strand, a la playa, al mare, sulla spiaggia…. » Et là, elle apparaît aussitôt. Ou plutôt deux photos, radicalement différentes. La première vue représente un personnage de film muet, sorte de compère mélancolique de Charlot portant frac et chapeau melon au bord de la mer ; l’autre, en revanche, nous montre bien la tête ébouriffée et grisonnante d’Einstein, la mine réjouie; il porte un caleçon de bain, et aux pieds de délicates sandales de dame. Etranges images en effet que cette double révélation d’Einstein on the beach !

        

« One­­-two-three-four… »

One­­-twothreefour…Premier choc du spectacle : le chœur ne chante pas à proprement parler un texte, mais des nombres, et parfois les notes de la gamme. Donc pas de syllabes inarticulées : des mots qui ont un sens, mais qui ne signifient au fond qu’eux–mêmes, sans rien éclairer d’une situation, d’un personnage ou d’un thème. Présence très forte de ces nombres, devenant hypnotiques avec la répétition mélodique chez Philip Glass. Ces chiffres font sens évidemment, en rapport avec les équations, la physique, et les découvertes d’Einstein. Mais ces chiffres seraient comme le tableau d’équations du professeur Einstein vu par le cancre de Prévert : un refus de chercher à comprendre compensé par une immense capacité à rêver et à voyager dans l’imaginaire.

 Extrait du premier « Knee play » de l’Opéra :

Einstein on the beach, Philip Glass : début Knee play 1 by Alain Neddam

 

Les paroles murmurées

Les souvenirs les plus récurrents d’Einstein on the beach ne sont pas pour moi des images précises du spectacle ou des thèmes musicaux, mais des bribes de phrases, formules répétées à l’infini qui semblent murmurées à l’oreille du spectateur : « It could Franky, it could be Franky, it could be very fresh and clean it could be a balloon… » « I feel the earth move, i feel the tumbling down tumbling down », « hey Mr Bojangles, hey Mr Bojangles I reach you ». La voix (souvent celle de la danseuse et chorégraphe Lucinda Childs) suit les consignes de Robert Wilson : texte dit à voix très basse, très rapidement et sans intonation dans le micro, matière sonore plus que matériau littéraire, qui semble fait de bribes de phrases volées dans les conversations, refus délibéré de ce qui fait l’art de l’acteur : l’expressivité du jeu, l’intonation, la modulation de la voix et la projection du son. Et c’est totalement nouveau pour l’époque, cet art de la parole murmurée recto tono qui deviendra une des marques de fabrique du jeu de l’acteur wilsonien. Les micros HF (sans fil) qui libéreront l’acteur de la nécessiter de projeter la voix n’existent pas encore, Laurie Anderson n’a pas encore créé O Superman (1981) ni son univers de textes murmurés sur fond de musiques électroniques. Mais ici, pour la première fois, la phrase devient décor sonore, matériau impersonnel (sans auteur ni personnage) qui s’insinue mystérieusement dans notre subconscient.


   
 
Texte murmuré dans le tableau « Trial/Prison » : (cliquer pour voir la vidéo)

Cette célèbre photo de Philip Glass et Robert Wilson en 1976 est de Robert Mapplethorpe (voir au bas de cette page)
 
 

Des références

Au fil des années, certains morceaux de phrases commencent à se rattacher à autre chose qu’à l’opéra de Bob Wilson et Phil Glass : « I feel the earth move » sont les premiers mots d’une célèbre chanson de Carole King, Mr Bojangles est aussi le personnage d’une chanson de Nina Simone, c’est aussi le nom d’un légendaire danseur de claquettes noir. Mais on le sait, l’auteur de nombreux textes de l’opéra n’est autre qu’un jeune schizophrène nommé Christopher Knowles, et ses textes souvent étranges et parfois incohérents semblent issus d’une chambre d’échos déformée et obsédante de paroles venues de la radio, de la télévision, de la publicité. Paroles entendues et réminiscences font partie de cette écriture spontanée, faite de répétitions, de ruptures de sens, de bégaiement de syllabes totalement en phase avec la musique de Philip Glass.

Extraits des textes dits dans Einstein on the beach (cliquer sur ce lien)

Une autre référence, à trente ans d’intervalle est purement visuelle : l’image forte du dernier tableau Spaceship (l’engin spatial). Gigantesque échafaudage en fond de scène, composé de cases superposées où des personnages s’activent face à des cadrans circulaires faits d’ampoules, agitant les bras comme s’ils étaient les aiguilles d’horloges géantes. Bien plus tard, revoyant Metropolis de Fritz Lang, l’image de l’usine avec la chorégraphie des ouvriers face à leurs cadrans me ramène instantanément au souvenir d’Einstein on the beach. Mais est–ce la mise en scène de Robert Wilson qui s’inspire du film muet de Lang (1926) ? Ne serait–ce pas plutôt le contraire pour moi, qui découvre les images de l’usine de Métropolis trente ans après le choc du Festival d’Avignon, c’est–à–dire un « plagiat par anticipation *» :  Metropolis qui reproduit avec un demi–siècle d’avance le tableau final d’Einstein on the beach ?
* à propos de la notion de plagiat par anticipation : http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2600

 

                   

Bed, le minimalisme

Avec la scène du lit, on découvre la force du minimalisme appliqué aux arts de la scène. Dans le foisonnement d’images et de son de cet opéra d’une durée hors normes, un moment est suspendu à l’image la plus pure et la plus lente qui soit : Bed . Ce lit, qui n’est qu’un immense rectangle de néon très allongé posé à même le sol, va s’élever à la verticale tout au long d’une séquence, barre de lumière blanche se déplaçant imperceptiblement dans le noir absolu de la scène. Rien d’autre pendant une demie–heure que ce rectangle en mouvement ralenti et la musique, très épurée, d’un solo d’orgue électronique et d’une aria de soprano. Comme si Malévitch ou Rothko avaient trouvé leur interprète dans le langage du théâtre. On reste suspendu, fasciné par la pureté et l’énigme qui se dégage de ce mouvement sans cause, sans anecdote, avec la beauté puissante d’un événement scénique poussant à l’extrême l’idée de l’abstraction et de la lenteur.

Les kneeplays

Avant d’entrer dans la salle, on est prévenu par les programmes : les quatre heures trente se déroulent sans entracte, aucun moment n’est prévu pour se détendre les jambes, boire un verre ou aller au petit coin. Comment fait–on ? A chacun de décider à quel moment se lever discrètement pour quitter la salle. Le programme indique en outre que les kneeplays, scènes de transition jouées devant le rideau pendant les changements de décors, sont les moments les plus appropriés pour s’éclipser discrètement. Mais non ! Les kneeplays, c’est peut être ce qu’il y a de plus beau, de plus évocateur, de plus magique avec Lucinda Childs et Sheryl Sutton, dans un carré de lumière à l’avant–scène : impossible de quitter la salle pendant ces transitions si puissamment théâtrales qu’elles ont souvent servi de symbole du spectacle (affiche, pochette de disque, etc.). Alors quand ? Certainement pas pendant les « dances », encore moins pendant le ralenti de « Bed » qui ne supporterait pas la moindre perturbation… Personnellement je conseillerais « Night Train » où le temps s’étire au long d’une mélodie qui fait penser à une opérette chinoise, ou « Building/Train », pendant lequel il serait possible aussi de sortir cinq minutes sans constater de différence notable à son retour… le mieux étant, si on y arrive de ne pas sortir du tout !                                                                                                                                      (Février 2012)

 

Extraits musicaux de « Einstein on the beach

Début de l’opéra : 1er « Knee play » :

 

 

Extrait vidéo et entretien avec Robert Wilson :

 

Recréation en 2012, premières mondiales les 16, 17 et 18 mars 2012 à l’Opéra de Montpellier  (Cliquer sur le lien pour plus d’informations)

Post–scriptum

La fameuse photo de Robert Mapplethorpe :

 

«Ce que je peux nommer ne peut réellement me poindre. L’impuissance à nommer est un bon symptôme de trouble. Mapplethorpe a photographié Bob Wilson et Phil Glass. Bob Wilson me retient, mais je n’arrive pas à dire pourquoi, c’est-à-dire où: est-ce le regard, la peau, la position des mains, les chaussures de basket? L’effet est sûr, mais il est irrepérable, il ne trouve pas son signe, son nom; il est coupant et atterrit cependant dans une zone vague de moi-même; il est aigu et étouffé, il crie en silence. Bizarre contradiction : c’est un éclair qui flotte ».
Roland Barthes, La chambre claire (1979)

5 réflexions sur « Einstein on the beach, 36 ans après »

  1. Un grand merci pour ce magnifique apéritif, ou digestif par anticipation, bravo pour l’idée géniale de chercher en d’autres langues (tu as trouvé grâce à laquelle?).
    Pour l’hypothèse du plagiat par anticipation, l’écrivain/essayiste chriétien (anglican tendance catholique) C.S. Lewis l’avait proposé dans les années 40 par rapport à l’incarnation. Les divers mythes et récits des différentes « religions et cultes de la nature » des sociétés pré-chrétiennes d’un homme-dieu mort puis ressuscité (Osiris, Dionysos, Adonis, Shiva…) seraient une sorte de plagiat par anticipation du Christ historique ET mythique. Et pour lui (chrétien) la « preuve » de ce plagiat par anticipation est que le Christ est arrivé là où on l’attendait, logiquement, le moins: « Why was it that the only case of a dying god which might conceivably have been historical occurred among a people (and the only people in the whole mediterranean world) who had not got any trace of this nature religion, and indeed seem to know nothing about it? Why is among THEM that the thing suddenly appears to happen? » Astucieux !
    Merci encore en tout d’avoir rassemblé ces réflexions, ces photos, extraits et liens!

  2. bonjour, je suis tombée sur votre texte en cherchant moi aussi des correspondances d’images avec le titre de l’oeuvre, et j’ai également trouvé cette photo du duo Einstein & David Rothman, assis côte à côte jambes croisées face à la camera, qui m’évoque (de manière aussi ténue qu’un clin d’oeil) la photo de Mapplethorpe.
    voici le lien pour la voir : http://4.bp.blogspot.com/-kO591Mvmb8k/U8GDB-7uJOI/AAAAAAAAJkc/o_sr8ZC2HUw/s1600/Einstein+at+the+beach,+1939.jpg
    A part çà, j’ai eu beaucoup de plaisir à explorer votre recherche.
    Amicalement.
    Fl.

  3. Superbe et tellement émouvant pour moi. J’ai toujours le programme de la création d’Avignon, dédicacé par Bob (à la fin de sa story board en dessins), par Phil Glass sur les extraits de sa partition, et bien sûr par Andy De Groat sur toute la distribution ! Aucun autre spectacle ne m’aura jamais autant marqué. J’en avais même un enregistrement live et clandestin qui a malheureusement brûlé lors de l’incendie des bureaux du TPF à Lille. Merci !

  4. Cher Alain,
    Je lis vos fragments sur Einstein… for the first time, et c’est presque comme si j’avais revu le spectacle! Vous avez vraiment le don d’évoquer ce qui se trame entre le spectacle et le spectateur. Don très rare et très précieux pour celles et ceux qui, comme moi, sont en quête permanente de repères à offrir au public, de mots pour dire qu’un spectacle nous a touchés, quelques fois fascinés, qu’il nous a fait penser, méditer, chanceler, sourire, qu’il a fait resurgir des souvenirs, qu’il est entré en résonance avec d’autres œuvres dont on n’avait pas conscience d’avoir gardé la trace… Merci Alain. Merci pour ce beau texte qui donne envie d’écrire pour passer encore et toujours plus loin nos envie de théâtre.

  5. Cher Alain
    j’étais également à Avignon pour la première en france de Einstein on the beach.
    Ce spectacle m’a réouvert le champs de ma propre création , d’une forme de confiance à une époque où les chorégraphes français étaient marginalisés .
    Merci à vous et à votre immense mémoire que vous partagé avec tendresse.
    Catherine may atlani

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