Pendant plusieurs semaines en 1983, à Villeurbanne, je suis allé quasiment tous les matins dans le studio loué pour Jean Carmet, puis à Nice (où eut lieu la création) pour l’aider à apprendre un rôle monumental, le rôle-titre dans le « Ionesco » mis en scène par Roger Planchon. Le texte assemblé par Planchon était essentiellement composé de deux pièces de Ionesco : « Voyage chez les morts » et « L’Homme aux valises ». C’est son assistante, Simone Amouyal qui me proposa ce travail de répétiteur, que j’accomplis en acceptant de participer à la nombreuse troupe de figurants utilisés sur cette création. C’était la condition. Six mois après avoir été assistant pour Régy et répétiteur de Bulle Ogier, j’avais le sentiment de faire une grande traversée d’un bout à l’autre du panorama des acteurs français en faisant répéter Jean Carmet. Acteur populaire, vedette ou second rôle d’une centaine de comédies, Carmet était cet homme sans façons, chaleureux, malicieux, modeste, sachant dans le travail ne jamais faire peser sa notoriété. Le rituel était de travailler une heure ou deux sur son texte, et de se faire servir (régime oblige) un bouillon de légume préparé par une personne du théâtre ainsi qu’un steack haché. Il était convenu depuis le début que je partagerais ce repas frugal et monotone avec lui, il n’y avait pas à discuter, les portions étaient pour deux, mais pas toujours, de toutes façons le partage était systématique. Parfois, disait-on, il se rattrapait le week end quand Gérard Depardieu ou d’autres amis venaient l’entraîner dans des beuveries mémorables… Je retiens de lui son amour pour le terroir de son origine, Bourgueil (et donc les vignobles du même nom) et sa religion de l’amitié, qu’il maintenait avec certains camarades de ses débuts dans les music-halls, avec des amis anonymes autant qu’avec des vedettes.
La mémoire de Jean Carmet était d’une incroyable fantaisie. Il retenait le sens de chacune de ses répliques, mais savait les restituer sans utiliser aucun mot du texte d’origine (habitudes d’acteur de cinéma ? ) : un sens de la paraphrase et du synonyme absolument virtuose… Mon rôle était de l’amener, à l’usure, à employer les mots de Ionesco plutôt que les siens… Ma surprise fut grande quand il fallut aborder un monologue final de près de deux pages, succession désordonnée d’images et sensations, un texte composé de visions absurdes : là, il le savait sans erreur ! Ce monologue surréaliste l’amusait, donc il l’avait retenu sans peine, mot pour mot. Avant d’enrer en scène, il s’approchait parfois de moi, parfois sincère, le plus souvent faussement angoissé, pour vérifier la réplique suivante, ou feignant le trou de mémoire par pure malice. Ces croisements en coulisses étaient surtout une manière de clin d’oeil amical, en souvenir de ces deux mois de complicité dans le tête-à-tête de ces séances d’apprentissage. Oserais-je dire que la participation de Jean Carmet, magnifique, simple, parfois bouleversant, était la seule chose positive que je retiendrais de cette mise en scène ?
Liens :
Reportage du JT sur la création de Roger Planchon avec Jean Carmet
Une autre, avec une filmographie plus fournie
Distribution du spectacle « Ionesco »